Birkenau

La météo du 4ème jour est plus clémente. Elle sera pour nous une alliée car la journée à Birkenau sera en extérieur. Le camp de plus de 140 hectares est une extension d'Auschwitz I visité la veille.

C'est d'abord l'immensité du camp qui marque nos esprits. La rampe où les trains arrivaient, où les sélections étaient faites, les baraquements avec leurs paillasses où s'entassaient près de 800 hommes ou femmes, les latrines, les chambres à gaz dont ne restent que des ruines, le mémorial, le sauna où ceux qui avaient été sélectionnés pour le travail étaient désinfectés et tatoués. Voilà les lieux où nous sommes passés tentant de comprendre pourquoi et à défaut comment.

Construit en 1942, le camp de Birkenau était destiné à l'extermination des Juifs de Hongrie principalement. Mais ils ne seront pas les seuls: plus de 22 nationalités ont été recensées. Des résistants vont aussi y être déportés de toute l'Europe. Comme Charlotte Delbo qui va nous accompagner dans le camp des femmes. Notre guide Wojtec, a choisi quelques textes de cette déportée résistante qu'il fait lire à Redha. Ces textes qui sont une suite de moments restitués nous permettent de remplir le vide laissé par les 66 ans qui nous séparent des derniers déportés d'Auschwitz Birkenau.

Sous le diaporama de cette journée, j'en reproduis un, extrait de "Aucun de nous de reviendra" de Charlotte Delbo:




L'appel


Les SS en pélerine noire sont passées. Elles ont compté. On attend encore.
On attend.
Depuis des jours, le jour suivant.
Depuis la veille, le lendemain.
Depuis le milieu de la nuit, aujourd'hui.
On attend.
Le jour s'annonce au ciel.
On attend le jour parce qu'il faut attendre quelque chose.
On n'attend pas la mort. On s'y attend.
On n'attend rien.
On attend ce qui arrive. La nuit parce qu'elle succède au jour. Le jour parce qu'il succède à la nuit.
On attend la fin de l'appel.
La fin de l'appel, c'est un coup de sifflet qui fait tourner chacune sur soi-même vers la porte. Les rangs immobiles deviennent les rangs prêts à se mettre en marche. En marche vers les marais, vers les briques, vers les fossés.
Aujourd'hui nous attendons plus longtemps que d'habitude. Le ciel pâlit plus que d'habitude. Nous attendons.
Quoi?
Un SS apparaît au bout de Lagestrasse, vient vers nous, s'arrête devant nos rangs. Au caducée sur sa casquette, ce doit être le médecin. Il nous considère. Lentement. Il parle. Il ne hurle pas. Il parle. Une question. Personne ne répond. Il appelle: "Dolmetscherine". Marie-Claude s'avance. Le SS répète sa question et Marie-Claude traduit: "Il demande s'il y en a parmi nous qui ne peuvent pas supporter l'appel." Le SS nous regarde. Magda, notre Blockhova, qui se tient près de lui, nous regarde et, se mettant un peu de côté, cligne légèrement des paupières.
En vérité, qui peut supporter l'appel? Qui peutrester debout immobile des heures? En pleine nuit. Dans la neige. Sans avoir mangé. Sans avoir dormi. Qui peut supporter ce froid pendant des heures?
Quelques-unes lèvent la main.
Le SS les fait sortir des rangs. Les compte. Trop peu. Doucement, il dit encore une phrase et Marie-Claude traduit encore: "Il demande s'il n'y en a pas d'autres, âgées ou malades, qui trouvent l'appel trop dur le matin." D'autres mains se lèvent. Alors Magda, vite, pousse Marie-Claude du coude et Marie-Claude, sans changer de ton: "Mais il vaut mieux ne pas le dire." Les mains qui s'étaient levées s'abaissent. Sauf une. Une petite vieille toute petite qui se hausse sur les pointes, tendant et agitant le bras, aussi haut qu'elle peut tant elle craint qu'in ne la voie pas. Le SS s'éloigne. La petite vieille s'enhardit: "Moi, monsieur. J'ai soixante-sept ans." Ses voisines lui font "chut!" Elle se fâche. Pourquoi l'empêcherait-on, s'il y a un régime moins rude pour les malades et les vieilles, pourquoi l'empêcherait-on d'en bénéficier? Désespérée d'avoir été oubliée, elle crie. D'une voix aiguë et vieille comme elle, elle crie: "Moi, monsieur. J'ai soixante-sept ans." Le SS entend, se retourne: "Komm" et elle se joint au groupe formé tout à l'heure, que le médecin SS escorte au block 25.


Partage