Le Malade imaginaire

Extrait de "Une connaissance inutile" de Charlotte Delbo

Charlotte, Cécile, Carmen, Claudette, Mado et quelques autres sont françaises mais pas juives. Car à Auschwitz, il n’ y a pas que les Juifs qu’on enferme et qu’on extermine. Il y a aussi des « politiques » pris par la gestapo pour faits de résistance par exemple. Elles sont de ceux-là. Elles sont mises au travail dans un laboratoire où elles parviennent tant bien que mal à organiser un petit quotidien. Elles n’échappent pas pour autant aux réalités du camp. Viva, Yvonne, Yvette ou Lily sont déjà mortes de privation, de maladie ou fusillées pour avoir écrit son amour à un autre détenu. Mais parfois la réalité s’échappe, deux heures durant dans le baraquement, comme ce jour unique où elles parviennent (après en avoir patiemment reconstitué de mémoire le texte) à mettre en scène une pièce de théâtre : le « Malade imaginaire » de Molière.
 
Dès le matin, perdant pour la première fois souci de la soupe, des corvées et du pain, nous nous affairons. Ce que Cécile réussit à faire avec des tricots mués en pourpoints et en casaques, les chemises de nuit, les pyjamas transformés en hauts-de-chausses pour les hommes (seuls éléments vestimentaires qui ne fussent pas d’uniforme. Comment nous les avions eus serait trop long à raconter) est presque inimaginable. Le rayé s’était révélé inmétamorphosable. Heureusement, nous utilisions, pour sélectionner les graines de nos plantes (ai-je dit que nous étions dans cette station d’essai où l’on étudiait un pissenlit à latex que les Allemands avait découvert en Russie et voulaient acclimater ?) des espèces de cages en tulle. Voilà le tulle devenu jabots, manchettes, canons, nœuds, écharpes. Une robe de chambre en matelassé azur – pièce sans prix dans notre vestiaire – fait une somptueuse robe à tournure pour Bélise. Une poudre jaune vert, dont je ne sais pas la composition, peut-être un insecticide, sert au maquillage des médecins, bilieux à merveille. On crie dans le dortoir : « Toutes celles qui ont leur tablier noir propre (le tablier noir faisait partie de la tenue), prêtez-le ! Tout de suite, s’il vous plaît, l’habilleuse attend ! » Avec six tabliers, Cécile drape un médecin qu’elle coiffe d’un cône de carton noirci à l’encre autour duquel elle a fixé des copeaux de bois en mèches raides. Claudette, l’auteur, est contente du résultat, mais ne se console pas que les hommes n’aient ni perruque, ni chapeau, que Bélise n’ait pas d’éventail. « Sous Louis XIV, voyons ! » Hélas, nos cheveux, rasés à l’arrivée, n’ont encore que quelques centimètres. Par contre, il y a des cannes. Ce sont des bâtons enrubannés de tulle.

Les tables du réfectoire, débarrassées de leurs pieds (sinon la scène eût été trop haute dans la baraque très basse de plafond), juxtaposées, figurent une estrade. Les couvertures habilement manœuvrées par Carmen, qui a un marteau, des clous et de la ficelle, qu’elle avait longtemps convoités avant de réussir à les voler au SS jardinier, les couvertures forment un rideau qui n’est pas le moindre de nos succès. D’autres couvertures, clouées aux fenêtres, obscurcissent la salle. Seule est éclairée la scène où Carmen, électricien autant que machiniste, a installé une baladeuse en projecteur. « Où a-t-elle volé tout cela ? – Je vous expliquerai… » Pour le moment, elle cloue, elle attache. On a aussi des coulisses : couvertures et ficelles. Et une souffleuse, avec le texte, sil vous plaît.

On frappe les trois coups. Le rideau se lève (non, il s’écarte). Les Polonaises forment le public. La plupart comprennent le français.

Le rideau se lève. C’est magnifique. C’est magnifique parce que Lulu est une comédienne-née. Ce n’est pas seulement par son accent marseillais qui fait penser à Raimu, mais par son visage bouleversant de naïveté vraie. Cette nature d’humanité, cette générosité.

C’est magnifique parce que quelques répliques de Molière, ressurgies intactes de notre mémoire, revivent inaltérées, chargées de leur pouvoir magique et inexplicable.

C’est magnifique parce que chacune, avec humilité, joue la pièce sans songer à se mettre en valeur dans son rôle. Miracle des comédiens sans vanité. Miracle du public qui retrouve soudain l’enfance et la pureté, qui ressuscite à l’imaginaire.

C’est magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru.

Nous y avons cru plus qu’à notre seule croyance d’alors, la liberté, pour laquelle il nous faudrait lutter cinq cent jours encore."

Quatrième de couverture

Une connaissance inutile est le troisième ouvrage de Charlotte Delbo sur les camps de concentration. On y lira une sensibilité qui se dévoile à  travers des déchirements. L'amour et le désespoir de l'amour - l'amour et la mort; l'amitié et le désespoir de l'amitié - l'amitié et la mort; les souffrances, la chaleur de la fraternité dans le froid mortel d'un univers qui se dépeuple jour à jour, les mouvements de l'espoir qui s'éteint et renaît, s'éteint encore et s'acharne...
 
   

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