L'étoile

Extrait du journal d'Hélène Berr

 Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur.

J’ai eu beaucoup de courage toute la journée. J’ai porté la tête haute, et j’ai si bien regardé les gens en face qu’ils détournaient leurs yeux. Mais c’est dur.

D’ailleurs la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible  c’est de rencontrer d’autres gens qui l’ont. Le matin, je suis partie avec maman. Deux gosses dans la rue nous ont montré du doigt en disant : « Hein ? T’as vu ? Juif. » Mais le reste s’est passé normalement. Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon qui s’est arrêté et est descendu de bicyclette. J’ai repris tout de suite le métro jusqu’à l’étoile. A Etoile, je suis allée à l’Artisanat chercher ma blouse, puis j’ai pris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient. J’ai vu la  jeune fille me montrer à son compagnon. Puis ils ont parlé. Instinctivement, j’ai relevé la tête – en plein soleil – j’ai entendu : « c’est écœurant ». Dans l’autobus, il y avait une femme qui m’avait déjà souri avant de monter et qui s’est retournée plusieurs fois pour sourire. Un monsieur me fixait – je ne pouvais pas deviner le sens de son regard –mais je l’ai regardé fièrement.

Je suis repartie pour la Sorbonne. Dans le métro, encore une femme du peuple m’a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes yeux, je ne sais pourquoi. Au quartier latin, il n’y avait pas grand monde. Je n’ai rien eu à faire à la bibliothèque. Jusqu’à 4 h, j’ai traîné, j’ai rêvé dans la fraicheur de la salle, où les stores baissés laissaient pénétrer une lumière ocrée. A quatre heures, Jean Morawiecki est entré. C’était un soulagement de lui parler. Il s’est assis devant le pupitre et est resté là jusqu’au bout à bavarder et même sans rien dire. Il est parti une demi heure chercher les billets pour le concert de mercredi. Nicole est arrivée entre temps.

Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque, j’ai senti ma veste et lui est montré l’étoile. Mais je ne pouvais pas le regarder en face. Je l’ai ôtée et j’ai mis le bouquet tricolore à ma boutonnière. Lorsque j’ai levé les yeux, j’ai vu qu’il avait été frappé en plein cœur. Je suis sûre qu’il ne se doutait de rien. Je craignais que toute notre amitié ne fut soudain brisée, amoindrie par cela. Mais près, nous avons marché jusqu’à Sèvres-Babylone. Il a été très gentil. Je me demande ce qu’il pensait. »

Hélène Berr avait 20 ans en 1942. Parisienne étudiante à la Sorbonne, elle a tenu son journal d’avril 1942 à février 1944. Arrêtée le 8 mars 1944, elle est déportée à Auschwitz avec son père et sa mère. Elle survit presque jusqu’au bout à l’épreuve, succombant à l’épuisement à Bergen-Belsen en avril 1945, quel-ques semaines avant la libération du camp.
   

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