Le ghetto

Extrait du témoignage de Jan Karski in "Shoah" de Claude Lanzmann

Varsovie, 1942. La Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Jan Karski est un messager de la Résistance polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux hommes qui le font entrer clandestinement dans le ghetto, afin qu'il dise aux Alliés ce qu'il a vu, et qu'il les prévienne que les Juifs d'Europe sont en train d'être exterminés. Jan Karski traverse l'Europe en guerre, alerte les Anglais, et rencontre le président Roosevelt en Amérique. Trente-cinq ans plus tard, il raconte sa mission de l'époque dans Shoah, le grand film de Claude Lanzmann. Extrait.

 
Ce n’était pas un monde.
Ce n’était pas l’Humanité !
 
Les rues pleines. Pleines.
Comme s’ils vivaient tous dehors.
Ils troquent leurs maigres richesses.
Chacun veut vendre ce qu’il a.
Trois oignons, deux oignons.
Quelques biscuits.
Chacun vend.
Chacun mendie.
Les pleurs.
La faim.
Ces horribles enfants.
Des enfants qui courent,
tout seuls,
D’autres auprès de leurs mères,
assis.
Ce n’est pas l’Humanité.
C’est une sorte…
une sorte…
d’enfer.
Maintenant, dans cette partie du ghetto,
dans le ghetto central,
passaient des officiers allemands.
Leur service terminé, les officiers de la Gestapo
coupaient à travers le ghetto.
Alors, les Allemands en uniforme,
Ils s’avancent…
Silence !
Tous, figés de peur à leur passage.
Plus un mouvement, plus un mot.
Rien.
Les Allemands : mépris !
A l’évidence, les voilà ces sales sous-hommes !
Ce ne sont pas des êtres humains.
(…)
Il y avait deux garçons.
Agréables visages, jeunesses hitlériennes, en uniforme.
Ils marchaient.
A chacun de leurs pas, les Juifs disparaissent, fuient.
Ils bavardaient.
Tout à coup, l’un d’eux porte la main à la poche,
sans réfléchir.
Coups de feu !
Bruit de verre brisé.
Hurlements.
L’autre le congratule.
Ils repartent.
(…)
Ce n’était pas un monde.
Ce n’était pas l’Humanité." 

Extrait de film: La liquidation du ghetto de Cracovie dans "La liste de Schindler" de Steven Spielberg


La liste de Schindler

Nuit et brouillard

Jean Ferrat

Très rares sont les chansons sur la déportation. Jean Ferrat, dont les obsèques ont eu lieu aujourd'hui dans son petit village ardéchois d'Autraigues, est l'un des rares a y être parvenu. Jean Ferrat écrit ce texte à la mémoire des déportés après avoir vu le film éponyme d'Alain Resnais (que nous avons vu en compagnie de M. et Mme Frydman). Son père Mnasha juif d'origine russe, joallier à Versailles, a été arrêté par les Allemands et envoyé à Auschwitz, d'où il ne reviendra pas. Ce texte est magnifique. Je le reproduis ici en forme d'hommage.

 
Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir

Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
Je twisterais les mots s'il fallait les twister
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent."



Jean Ferrat - Nuit et brouillard

Où donc est Dieu ?

Extrait de "La nuit" d'Elie Wiezel

Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d'appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ; la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés - et parmi eux, le petit pipel , l'ange aux yeux tristes.

Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n'était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l'enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L'ombre de la potence le recouvrait.

Le Lagerskapo refusa cette fois de servir de bourreau. Trois S.S. le remplacèrent.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.

- Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le petit, lui, se taisait. 

- Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu'un derrière moi.

Sur un signe du chef de camp les trois chaises basculèrent. 
Silence absolu dans tout le camp. A l'horizon, le soleil se couchait.
- Découvrez-vous ! hurla le chef du camp. Sa voix était rauque. Quant à nous, nous pleurions.
- Couvrez-vous !
Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n'était pas immobile: si léger, l'enfant vivait encore...
Plus d'une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.
Derrière moi, j'entendis le même homme demander :

- Où donc est Dieu ?

Et je sentais en moi une voix qui répondait :

- Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence ... »

La sélection

Extrait de "Si c'est un homme" de Primo Levi

Le Blockältester a fermé la porte de communication entre le Tagesraum et le dortoir et a ouvert les deux qui donnent sur l’extérieur, celle du Tagesraum et celle du dortoir. C’est là, entre les deux portes, que se tient l’arbitre de notre destin, en la personne d’un sous-officier des SS. A sa droite, il a le Blockältester, à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous sort nu du Tagesraum dans l’air froid d’octobre, franchit au pas de course sous les yeux des trois hommes les quelques pas qui séparent les deux portes, remet sa fiche au SS et rentre par la porte du dortoir. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s’écoule entre un passage et l’autre, décide du sort de chacun en nous jetant un coup d’œil de face et de dos, et passe la fiche à l’homme de droite ou à celui de gauche : ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de deux cents hommes est « faite » en trois ou quatre minutes, et un camp entier de douze mille hommes en un après-midi.

Moi, comprimé dans l’amas de chair vivante, j’ai senti peu à peu la pression se relâcher autour de moi, et rapidement mon tour est venu. Comme les autres, je suis passé d’un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l’œil, j’ai essayé de regarder par-dessus mon épaule et il m’a semblé voir ma fiche passer à droite.

Au fur et à mesure que nous rentrons dans le dortoir, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Désormais ce n’est plus la peine de ménager les uns le autres ou d’avoir des scrupules superstitieux. Tout le monde se précipite autour des plus vieux, des plus décrépits : si leurs fiches sont allées à gauche, on peut être sûr que la gauche est le côté des condamnés.

Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c’est la gauche la « schlechte Seite », le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des irrégularités ; René par exemple, si jeune et si robuste, on l’a fait passé à gauche : peut-être parce qu’il a des lunettes, peut-être parce qu’il marche un peu courbé comme les myopes, mais plus probablement par erreur ; René est passé devant la commission juste avant moi, il pourrait bien s’être produit un échange de fiches. J’y repense, j’en parle à Alberto, et nous convenons que l’hypothèse est vraisemblable : je ne sais pas ce que j’en penserai demain et plus tard ; aujourd’hui, cela n’éveille en moi aucune émotion particulière.

De même pour Sattler, un robuste paysan transylvanien qui était encore chez lui trois semaines plus tôt ; Sattler ne connaît pas l’allemand, il n’a rien compris à ce qui s’est passé, et il est là dans un coin, en train de raccommoder sa chemise. Dois-je aller lui dire qu’il n’en aura plus besoin, de sa chemise ?

Ces erreurs n’ont rien d’étonnant : l’examen est très rapide et sommaire, et d’ailleurs, ce qui compte pour l’administration du Lager, ce n’est pas tant d’éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.

Dans notre baraque, la sélection est maintenant finie, , mais elle continue dans les autres, ce qui fait que nous restons enfermés. Toutefois, comme entre-temps les bidons de la soupe sont arrivés, le Blockältester décide de procéder à la distribution sans plus attendre. Les sélectionnés auront droit à une double ration. Je n’ai jamais su si c’était là une manifestation absurde de la bonté d’âme des Blockältester ou une disposition formelle des SS ; toujours est-il qu’à Monowitz-Auschwitz, durant l’intervalle de deux ou trois jours (et beaucoup plus parfois) qui s’écoulait entre la sélection et la partance, els victimes jouissaient de ce privilège.

Ziegler tend sa gamelle, reçoit la ration normale, puis reste là à attendre. »Qu’est-ce que tu veux encore ? » lui demande le Blockältester. Autant qu’il puisse en juger, Ziegler n’a pas droit au supplément ; il le pousse de côté, mais Ziegler revient et insiste humblement : c’est vrai qu’on l’a mis à gauche, tout le monde l’a vu, le Blockältester n’a qu’à consulter ses fiches, il a droit à la double ration. Et quand il l’a obtenue, il s’en va tranquillement la manger sur sa couchette.

Maintenant chacun est occupé à gratter attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe : un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie. Peu à peu, le silence s’installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j’entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n’avoir pas été choisi.

Kuhn est fou. Est-ce qu’il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu’il ne sais pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ?

Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre."

 

Le Malade imaginaire

Extrait de "Une connaissance inutile" de Charlotte Delbo

Charlotte, Cécile, Carmen, Claudette, Mado et quelques autres sont françaises mais pas juives. Car à Auschwitz, il n’ y a pas que les Juifs qu’on enferme et qu’on extermine. Il y a aussi des « politiques » pris par la gestapo pour faits de résistance par exemple. Elles sont de ceux-là. Elles sont mises au travail dans un laboratoire où elles parviennent tant bien que mal à organiser un petit quotidien. Elles n’échappent pas pour autant aux réalités du camp. Viva, Yvonne, Yvette ou Lily sont déjà mortes de privation, de maladie ou fusillées pour avoir écrit son amour à un autre détenu. Mais parfois la réalité s’échappe, deux heures durant dans le baraquement, comme ce jour unique où elles parviennent (après en avoir patiemment reconstitué de mémoire le texte) à mettre en scène une pièce de théâtre : le « Malade imaginaire » de Molière.
 
Dès le matin, perdant pour la première fois souci de la soupe, des corvées et du pain, nous nous affairons. Ce que Cécile réussit à faire avec des tricots mués en pourpoints et en casaques, les chemises de nuit, les pyjamas transformés en hauts-de-chausses pour les hommes (seuls éléments vestimentaires qui ne fussent pas d’uniforme. Comment nous les avions eus serait trop long à raconter) est presque inimaginable. Le rayé s’était révélé inmétamorphosable. Heureusement, nous utilisions, pour sélectionner les graines de nos plantes (ai-je dit que nous étions dans cette station d’essai où l’on étudiait un pissenlit à latex que les Allemands avait découvert en Russie et voulaient acclimater ?) des espèces de cages en tulle. Voilà le tulle devenu jabots, manchettes, canons, nœuds, écharpes. Une robe de chambre en matelassé azur – pièce sans prix dans notre vestiaire – fait une somptueuse robe à tournure pour Bélise. Une poudre jaune vert, dont je ne sais pas la composition, peut-être un insecticide, sert au maquillage des médecins, bilieux à merveille. On crie dans le dortoir : « Toutes celles qui ont leur tablier noir propre (le tablier noir faisait partie de la tenue), prêtez-le ! Tout de suite, s’il vous plaît, l’habilleuse attend ! » Avec six tabliers, Cécile drape un médecin qu’elle coiffe d’un cône de carton noirci à l’encre autour duquel elle a fixé des copeaux de bois en mèches raides. Claudette, l’auteur, est contente du résultat, mais ne se console pas que les hommes n’aient ni perruque, ni chapeau, que Bélise n’ait pas d’éventail. « Sous Louis XIV, voyons ! » Hélas, nos cheveux, rasés à l’arrivée, n’ont encore que quelques centimètres. Par contre, il y a des cannes. Ce sont des bâtons enrubannés de tulle.

Les tables du réfectoire, débarrassées de leurs pieds (sinon la scène eût été trop haute dans la baraque très basse de plafond), juxtaposées, figurent une estrade. Les couvertures habilement manœuvrées par Carmen, qui a un marteau, des clous et de la ficelle, qu’elle avait longtemps convoités avant de réussir à les voler au SS jardinier, les couvertures forment un rideau qui n’est pas le moindre de nos succès. D’autres couvertures, clouées aux fenêtres, obscurcissent la salle. Seule est éclairée la scène où Carmen, électricien autant que machiniste, a installé une baladeuse en projecteur. « Où a-t-elle volé tout cela ? – Je vous expliquerai… » Pour le moment, elle cloue, elle attache. On a aussi des coulisses : couvertures et ficelles. Et une souffleuse, avec le texte, sil vous plaît.

On frappe les trois coups. Le rideau se lève (non, il s’écarte). Les Polonaises forment le public. La plupart comprennent le français.

Le rideau se lève. C’est magnifique. C’est magnifique parce que Lulu est une comédienne-née. Ce n’est pas seulement par son accent marseillais qui fait penser à Raimu, mais par son visage bouleversant de naïveté vraie. Cette nature d’humanité, cette générosité.

C’est magnifique parce que quelques répliques de Molière, ressurgies intactes de notre mémoire, revivent inaltérées, chargées de leur pouvoir magique et inexplicable.

C’est magnifique parce que chacune, avec humilité, joue la pièce sans songer à se mettre en valeur dans son rôle. Miracle des comédiens sans vanité. Miracle du public qui retrouve soudain l’enfance et la pureté, qui ressuscite à l’imaginaire.

C’est magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru.

Nous y avons cru plus qu’à notre seule croyance d’alors, la liberté, pour laquelle il nous faudrait lutter cinq cent jours encore."

Quatrième de couverture

Une connaissance inutile est le troisième ouvrage de Charlotte Delbo sur les camps de concentration. On y lira une sensibilité qui se dévoile à  travers des déchirements. L'amour et le désespoir de l'amour - l'amour et la mort; l'amitié et le désespoir de l'amitié - l'amitié et la mort; les souffrances, la chaleur de la fraternité dans le froid mortel d'un univers qui se dépeuple jour à jour, les mouvements de l'espoir qui s'éteint et renaît, s'éteint encore et s'acharne...
 
   

L'étoile

Extrait du journal d'Hélène Berr

 Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur.

J’ai eu beaucoup de courage toute la journée. J’ai porté la tête haute, et j’ai si bien regardé les gens en face qu’ils détournaient leurs yeux. Mais c’est dur.

D’ailleurs la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible  c’est de rencontrer d’autres gens qui l’ont. Le matin, je suis partie avec maman. Deux gosses dans la rue nous ont montré du doigt en disant : « Hein ? T’as vu ? Juif. » Mais le reste s’est passé normalement. Place de la Madeleine, nous avons rencontré M. Simon qui s’est arrêté et est descendu de bicyclette. J’ai repris tout de suite le métro jusqu’à l’étoile. A Etoile, je suis allée à l’Artisanat chercher ma blouse, puis j’ai pris le 92. Un jeune homme et une jeune fille attendaient. J’ai vu la  jeune fille me montrer à son compagnon. Puis ils ont parlé. Instinctivement, j’ai relevé la tête – en plein soleil – j’ai entendu : « c’est écœurant ». Dans l’autobus, il y avait une femme qui m’avait déjà souri avant de monter et qui s’est retournée plusieurs fois pour sourire. Un monsieur me fixait – je ne pouvais pas deviner le sens de son regard –mais je l’ai regardé fièrement.

Je suis repartie pour la Sorbonne. Dans le métro, encore une femme du peuple m’a souri. Cela a fait jaillir les larmes à mes yeux, je ne sais pourquoi. Au quartier latin, il n’y avait pas grand monde. Je n’ai rien eu à faire à la bibliothèque. Jusqu’à 4 h, j’ai traîné, j’ai rêvé dans la fraicheur de la salle, où les stores baissés laissaient pénétrer une lumière ocrée. A quatre heures, Jean Morawiecki est entré. C’était un soulagement de lui parler. Il s’est assis devant le pupitre et est resté là jusqu’au bout à bavarder et même sans rien dire. Il est parti une demi heure chercher les billets pour le concert de mercredi. Nicole est arrivée entre temps.

Quand tout le monde a eu quitté la bibliothèque, j’ai senti ma veste et lui est montré l’étoile. Mais je ne pouvais pas le regarder en face. Je l’ai ôtée et j’ai mis le bouquet tricolore à ma boutonnière. Lorsque j’ai levé les yeux, j’ai vu qu’il avait été frappé en plein cœur. Je suis sûre qu’il ne se doutait de rien. Je craignais que toute notre amitié ne fut soudain brisée, amoindrie par cela. Mais près, nous avons marché jusqu’à Sèvres-Babylone. Il a été très gentil. Je me demande ce qu’il pensait. »

Hélène Berr avait 20 ans en 1942. Parisienne étudiante à la Sorbonne, elle a tenu son journal d’avril 1942 à février 1944. Arrêtée le 8 mars 1944, elle est déportée à Auschwitz avec son père et sa mère. Elle survit presque jusqu’au bout à l’épreuve, succombant à l’épuisement à Bergen-Belsen en avril 1945, quel-ques semaines avant la libération du camp.
   

Le regard

Extrait de "l'écriture ou la vie" de Jorge Semprun

       Ils sont en face de moi, l'oeil rond, et je me vois soudain dans ce regard d'effroi: leur épouvante.
         Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d'une joue. j'aurais pu me procurer un miroir, sans doute. On trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en échange de pain, de tabac, de margarine. même de la tendresse, à l'occasion.
         Mais je ne m'intéressais pas à ces détails.
         Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant: le sang circulait encore, rien à craindre. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable. 
        La preuve, d'ailleurs: je suis là.
        Ils me regardent, l'oeil affolé, rempli d'horreur.
        Mes cheveux ras ne peuvent pas être en cause, en être la cause. Jeunes recrues, petits paysans, d'autres encore, portent innocemment le cheveu ras. Banal, ce genre. Ca ne trouble personne, une coupe à zéro. Ca n'a rien d'effrayant. Ma tenue, alors? Sans doute a-t-elle de quoi intriguer: une défroque disparate. Mais je chausse des bottes russes, en cuir souple. J'ai une mitraillette allemande en travers de la poitrine, signe évident d'autorité par les temps qui courent. Ca n'effraie pas, l'autorité , ça rassure plutôt. Ma maigreur? Ils ont dû voir pire, déjà. S'ils suivent les armées alliées qui s'enfoncent en Allemagne en ce printemps, ils ont déjà vu pire. d'autres camps, des cadavres vivants.
        Ca peut surprendre, intriguer, ces détails: mes cheveux ras, mes hardes disparates. mais ils ne sont pas surpris, ni intrigués. C'est de l'épouvante que je lis dans leurs yeux.
        Il ne reste que mon regard, j'en conclus, qui puisse autant les intriguer. C'est l'horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté.

Quatrième de couverture
 
Déporté à Buchenwald, membre d'un des réseaux anglais de résistance Buckmaster, devenu l'un des dirigeants des communistes espagnols du camp, Jorge Semprun est libéré par les troupes de Patton, le 11 avril 1945. Ce récit, fait d'obsessions qui reviennent comme les thèmes d'une rhapsodie de cauchemar, montre comment il a fallu quinze ans pour accepter la vie.